vendredi 30 juillet 2010

La troublante symbolique des chiffres


Hier soir, sous une pile confuse de livres en attente, je remets la main sur un essai (comment l'appeler autrement?) de Bernard Werber, le fameux auteur des non moins fameuses Fourmis et autres Thanatonautes.
Ce livre se nomme "Le Livre du Voyage".

Derrière une calandre en trompe l'œil, illustrée de faux gonds antiques supposés rappeler un quelconque antique grimoire, le tout par-dessus un fond bleu ciel, je pense tout de suite à un bouquin des témoins de Jéhovah.
La quatrième de couverture ne me rassure pas davantage :
Imaginez un livre qui serait comme un ami de papier.
Imaginez un livre qui vous aide à explorer votre propre esprit.
Imaginez un livre qui vous entraîne vers le plus, le plus simple et le plus étonnant des voyages.
Un voyage dans votre vie.
Un voyage dans vos rêves.
Un voyage hors du temps.
Ce livre vous le tenez entre vos mains.
Tiraillé entre plusieurs impressions contradictoires (je suis d'abord déçu par tant de spiritualité new age dégoulinante, puis intrigué par autant d'assurance, enfin fort surpris lorsque je tente d'associer un tel projet à un auteur dont j'ai après tout plutôt bien apprécié la prose jusqu'à présent), j'en viens à conclure que l'éditeur Albin Michel, connu pour saisir à bras le corps chaque occasion de mettre un peu de sensationnel sur ses packagings, ne doit pas être pour rien dans cette mise en scène cul-cul.
Bon.
On ne va quand même pas en rester là, voyons voir si les entrailles de cet ouvrage sont de la même couleur que son épiderme.
L'expérience vécue dès ce moment je ne vous la livrerai pas, et même si globalement ça n'est pas le livre du siècle on y retrouve avec réconfort les grands talents de l'auteur lorsqu'il vous rapproche sans vous anesthésier des grandes théories de l'Univers avec des mots simples, en bon pédagogue. La sagacité intellectuelle de Werber transparaît seulement lorsqu'on se voit partir avec lui, qu'on se laisse bercer, qu'on s'aperçoit avec certitude que jamais il ne tentera de vous semer.
À toutes celles et tous ceux que l'apparence décalée de ce livre a pu rebuter au point d'en choisir un autre, revenez-y.
Pour revenir au titre de ce billet, il est dit dans le Livre du Voyage une chose qui m'a troublé, amusé. L'auteur évoque le secret de l'évolution, (attribuant ce savoir aux Indiens). Ce secret tiendrait dans la connaissance des chiffres, où serait niché le sens de la vie.
Voici ce passage:
Pour les décrypter, [NDR: les chiffres] il faut savoir que, dans le dessin du chiffre, les courbes représentent l'amour, les traits horizontaux l'attachement, les croisements les choix.
"1": c'est le stade minéral. [...]
"1" ne ressent rien. Il est là.
Il n'y a pas de courbe. Pas de trait horizontal. Pas de croisement non plus.
Donc pas d'amour, pas d'attachement, pas de choix.
Au stade minéral, on est sans pensée.
"2": c'est le stade végétal. [...]
Il y a un trait horizontal en bas.
"2" est rattaché au sol.
La fleur est fixée au sol par sa racine et ne peut donc se déplacer. Il y a une courbe dans la partie supérieure, la tige de la fleur.
"2" aime le ciel.
La fleur se fait belle, remplie de couleurs et de gravures harmonieuses afin de plaire au soleil et aux nuages.
"3": c'est le stade animal.
Avec ses courbe en haut et en bas. [...]
On dirait deux bouches ouvertes superposées. [...] "C'est la bouche qui embrasse disposée sur la bouche qui mord."
"3" ne vit que dans la dualité "j'aime-j'aime pas". Il est submergé par les émotions.
Il n'a pas de traits horizontaux, donc pas d'attachement, ni au sol ni au ciel. L'animal est perpétuellement mobile. Il vit sans la peur et dans le désir.
"3" se laisse diriger par son instinct, il est donc l'esclave permanent de ses sentiments.
"4": c'est le stade humain. [...]
"4" signifie le carrefour. Avec le symbole de la croix.
Si on s'y prend bien, le carrefour permettra de quitter le stade animal pour passer au stade suivant. Il faut cesser d'être ballotté par la peur et l'envie. Sortir du "j'aime-j'aime pas" et du "j'ai peur-je désire".
Atteindre le "5".
"5" c'est l'homme spirituel. L'homme évolué.
Il a un trait horizontal en haut qui le rattache au ciel.
Il a une courbe dirigée vers le bas.
Il aime ce qu'il y a en dessous: la Terre.
C'est le dessin inversé du 2.
Le végétal est cloué au sol. L'homme spirituel est cloué au ciel.
Le végétal aime le ciel. L'homme spirituel aime la terre.
Le prochain objectif de l'humanité sera de libérer l'homme de ses réactions émotionnelles. [...]
Et le "6"?
C'est vrai ça, et le "6"?
Eh bien c'est au hasard de la lecture d'un autre livre de Bernard Werber, tout aussi conceptuel (L'encyclopédie du savoir relatif et absolu, Ed. Albin Michel, 2000), que le 6 livre un de ses secrets :
6: c'est une courbe continue, sans angle, sans trait.
C'est l'amour total. C'est une spirale qui, grâce à sa spire (ou spiritualité), s'apprête à aller vers l'infini.
Le 6 s'est libéré du ciel et de la terre, de tout blocage supérieur ou inférieur.
C'est un pur esprit sans matière. C'est l'ange. Il est pur canal vibratoire. 6 est également la forme du fœtus en gestation.

mardi 27 juillet 2010

Hallucinations à Pomerol

Propos rapportés mot pour mot depuis l'éditorial de la revue technique "Vivre la vigne en bio" (N°81-82 Juillet-août 2010), dont l'auteur Dominique Techer est président d'Agrobio Gironde et administrateur de la FNAB. Il est suivi par une réflexion personnelle, sorte de divagation philosophique complètement assumée par votre serviteur (je n'ai pas dit esclave attention), qui vise à tenter de comprendre comment nous en sommes arrivés là. Peut-être est-ce un peu long, mais si je me suis bien débrouillé ça vous fera la même chose que de regarder un chat s'étirer au soleil, c'est inutile mais ça vous nourrit.

Le mardi 8 septembre 2009 avait lieu la réunion technique de pré-vendange de l'appellation Pomerol. Exercice rituel où le syndicat convoque pour un semblant de vie collective des vignerons (et beaucoup de régisseurs) qui pour la plupart ne viennent plus que pour se voir communiquer le rendement maximal autorisé pour l'année. Difficile dans de telles dispositions d'aborder des questions essentielles.

Un premier intervenant résume rapidement l'année, sa climatologie et quelques caractéristiques analytiques du raisin. Il aurait pu aborder la question de l'élévation continue des degrés alcooliques potentiels du raisin et des problèmes que cela pose pour continuer à faire un vin de Bordeaux. Mais non, rien de tout cela, juste le service minimum.

L'intervenant suivant, un œnologue, entame alors un exposé sur la vinification. Et là, ça devient tout à fait surréaliste, sauf sans doute pour les esprits que l'œnologie moderne a déjà totalement remodelés.

L'exposé débute par la nécessité impérieuse de levurer. On entend alors une mise en garde lourde: "Ne prenez surtout pas le risque d'une fermentation sauvage!". "Sauvage" se trouve là par référence à levures "indigènes", non civilisées, non maîtrisées, non reformatées par la modernité et donc source d'une peur sourde et irrationnelle. "Sauvage" nous renvoie à l'indigène en pagne avec l'os dans le nez et la lance à la main. Brrrrr !!!

Après nous avoir fait frémir de crainte, l'œnologue nous invite à pénétrer dans le monde merveilleux de l'œnologie conquérante, où la maîtrise sur la nature est totale et où l'incertitude est traquée jusque dans les moindres recoins. Il nous conseille de sulfiter de plus en plus au fur et à mesure du remplissage de nouvelles cuves, car, voyez-vous, le chai est de plus en plus "contaminé" par les premières fermentations. Une telle peur des processus naturels évoquerait facilement une déviation névrotique si on ne percevait quelques préoccupations mercantiles. Après une telle mise en garde, on a du mal à croire que des hommes aient pu faire du vin pendant quelques dizaines de siècles sans tout cet arsenal.

Très en verve, il lance ensuite un super-concept: "le copeautage" dont il se félicite de l'autorisation et vante les puissants mérites. Bien entendu, nous avons aussi eu droit aux enzymes pectolytiques indispensables de nos jours, au tanisage aux vertus multiples, aux mannoprotéines, à la technique de la "double inoculation" (qui évoque plus un hôpital qu'une vigne ensoleillée sur le plateau de Pomerol), à l'utilisation massive de glace carbonique (et motus sur l'impact carbone) et à bien d'autres choses encore que l'on a surtout envie d'oublier. Pour un peu, les bons de commande étaient distribués dans la salle.

Suite à l'intervention d'une viticultrice sur "l'expression du terroir dans tout ça", la réponse fuse: "je vous donne les outils, vous êtes libres d'en faire ce que vous voulez!". On se pince pour se réveiller. Aurais-je déjà usé et abusé du Pomerol? Mais non, ce spectacle désolant se déroule bien réellement au sein d'une appellation prestigieuse, mais dont on se demande si elle pourra le rester bien longtemps avec une vision aussi agro-alimentaire du vin.

Qu'un syndicat, qu'un ODG puisse livre ainsi ses adhérents en pâture aux appétits d'une œnologie lancée dans une telle transe normative, témoigne bien de la déliquescence d'une certaine éthique. L'AOC, l'expression du terroir, les usages francs, loyaux et constants, "c'est de la littérature!" pour reprendre les mots d'un éminent responsable local, dont on taira le nom par charité chrétienne. On aurait préféré voir une appellation comme Pomerol trouver la force de défendre l'expression du terroir et de refuser l'aromatisation du vin. Car si sur ce terroir historique et mondialement connu, cela n'est pas défendu, alors où donc? La renommée implique des devoirs.

Cela est révélateur d'élites totalement désorientées, incapable d'une cohérence minimale, adeptes de la "pensée faible", cherchant à apposer la griffe Hermès sur du pur Tati, mais qui, pourtant, veulent absolument garder en main le gouvernail du vaisseau bordelais! Sur quels récifs finira donc ce bateau ivre?

Ainsi donc nous ne sommes pas en pleine élucubration... L'espace qui sépare la réalité de la caricature s'amenuise peu à peu. Il me vient à l'esprit l'image de l'heureux nouveau propriétaire qui met à jour quelque dégât causé par les termites dans son nouveau chez lui comme on découvre un pan entier de ce monde mystérieux du vin vu par de sinistres commerciaux déguisés en techniciens bienveillants. Sans doute les faits rapportés le sont ils dans une tonalité qui force le trait en le teintant du jugement de leur auteur, ici fortement à charge. Mais dans l'hypothèse très probable où les propos entendus à l'occasion cette visite technique de pré-vendange sont exacts, les masques tombent aisément, devant un parterre de vignerons suspendus sans défense aux lèvres des intervenants qui semblent anesthésiés par une science qui prend des allures de dogme. Je ne pense pas me tromper en reconnaissant, dans la viticultrice qui interroge le technicien autant que l'assemblée sur la question de l'expression des terroirs, Claire Laval du château Gombaude Guillot, petit îlot insignifiant dans une marée entière de vignes perfusées. Quel désarroi cela doit être pour elle, plus que pour quiconque, qui nage à contre-courant dans un environnement hostile, craignant de trébucher à chaque pas sur un croche pied tendu dans la première pénombre par un ou plusieurs individus fanatisés convaincus qu'avec ses levures indigènes, ses "mauvaises herbes" qu'elle appelle adventices, plantes indicatrices, elle mènera à leur perte toute une population qui n'a pas besoin de ça.
Se rendent-ils compte que chaque intrusion dans ce fabuleux processus viticole au nom de la Sainte Œnologie les rapproche du néant, les aspire un peu plus vers le vide? Non contents de détenir savoir (ultra-technique et pourtant si ridicule et dangereux lorsqu'il n'est pas employé avec le recul et le renoncement du sage) et pouvoir (la persuasion des prêtres colonisateurs assénant la même vérité au bout d'un crucifix comme à celui d'un fouet selon le degré de soumission de ces fameux "sauvages"), ils pratiquent l'hypnose à grands coups d'analyse de labos complaisants.

Que faut-il retenir de tout ça?

Je crois qu'avec le temps, l'homme fusionne avec les outils qu'il a créés, il devient à la fois extrêmement performant, incroyablement précis dans ses diagnostics et ses mesures. Je comprends quelle griserie maligne peut alors subrepticement s'arrimer à l'esprit. On touche la perfection, rien ne peut plus contredire l'homme qui se prend pour son outil. Le danger se situerait bien là précisément.

Considérons deux personnes devant le même tableau de maître.
Le premier, de formation technique tentera de déterminer ce dont la toile est faite, quels pigments ont servi à concocter les peintures, quel relief a été donné à l'œuvre par son auteur, trahissant l'assurance de son coup de pinceau dans l'effort artistique, allant même jusqu'à le dater plusieurs fois, des premiers coups de crayons jusqu'à l'ultime trait de gouache de sa signature. Fort de ses aptitudes excellentes héritées de sa formation, de l'impossibilité pour quiconque de contredire les résultats de son analyse, gonflé de compétence, il fournira avec force détails jusqu'à l'ADN du chef d'œuvre. Et conclura, un peu déçu au fond de lui-même, à son retour de l'infiniment petit, avoir percé le mystère artistique.
Le second n'a pas le solide bagage du premier, il a néanmoins exercé maintes fois son acuité en cherchant l'idée qui a présidé à l'ensemble, son principe créateur. Prenant du recul, il tente de saisir le sens de l'œuvre, ne s'intéressant à ses détails qu'à la toute fin de son examen qui sera tout aussi scrupuleux que celui de son voisin. Il établit des postulats, élabore des hypothèses, échafaude des plans, usant lui aussi de méthode, mais acquise de manière empirique. Il pourra être saisi d'exaltation sans vraiment en comprendre les raisons, cette dernière le poussera davantage à faire durer son examen, il se surprendra à contempler, il devinera, en lisière de sa conscience, des choses impossibles à attribuer à autre chose que l'intuition pure. Se trouvera un peu ridicule aussi, subitement bousculé par l'harmonie créée par un autre qu'il ne connaît pas. Ou si, un peu finalement, justement. De l'observation de cette réalisation graphique, il entrera dans les circonvolutions de l'identité même de son auteur, devinant son état d'esprit au moment de l'acte. Il tentera de se rappeler son contexte historique, social, géographique.

Les deux hommes se font face, échangent bruyamment, les bras font des moulinets pour illustrer l'océan d'incompréhension qui les sépare. Pourtant, une même réalité les avait unis peu auparavant. L'un des deux avait pris les limites de la raison pour destination finale, incarnées par la sensibilité de ses outils de mesure ultra-perfectionnés. Pour être serein, il a besoin de poser des jalons.

L'autre avait considéré le tableau comme point de départ vers le simple plaisir de contempler, sans jamais lui imposer la moindre limite. En somme, il aura fait confiance, et franchi sans même s'en rendre compte les garde-fou posés avec précaution par son voisin. Loin d'en savoir autant sur les détails, il s'est élevé très haut pour tenter de saisir le concept, la perspective, la véritable "raison d'exister" de l'œuvre, ce qui a poussé son géniteur à tenter de la rendre parfaite et peut-être à y fixer un message.


Pour moi, et même si je suis bien conscient qu'un tel manichéisme est forcément simpliste face à l'incroyable complexité du monde, cette dualité illustre les deux faces de l'humanité, contradictoires et pourtant incomplètes l'une sans l'autre. D'un individu à un autre, les proportions variant à l'infini, on se retrouve face à l'insondable. Ce vide attise les passions autant qu'il réveille les peurs primales, selon qu'on dispose de la confiance, ou non. Ces peurs sont les boulets de plomb qui nous tiennent les pieds au sol, elles sont reptiliennes, héritées d'une époque où les besoins vitaux de l'espèce étaient ses seules préoccupations. Ce sont les "sécurités implicites" de notre existence. Le même bonhomme peut dans la même journée regretter que sa ceinture lui serre la taille après le repas et se sentir rassuré de dissimuler efficacement à autrui la couleur de son caleçon.

Bien sûr, je me sens plus éloigné du technicien que de l'amateur. Sans doute parce que je ne dispose pas de la technique, ou peut-être à cause d'un esprit de contradiction, je cherche à avoir de la contenance en devenant philosophe. Seulement je suis arrivé à l'intime conviction que ça n'est pas seulement en posant un microscope quelque part qu'on saisit le mystère de la vie. J'ai deviné quelque chose. L'œil synthétique et froid du microscope ne sera jamais doué d'émotion, voilà tout. Le fondamental lui échappera toujours. Le prisme de l'outil sera toujours juste assez opaque pour séparer l'approximation de la vérité. L'outil est là précisément pour enseigner, il ne doit pas avoir d'autre vocation. Lui attribuer d'autres vertus revient à lui donner le pouvoir de juger. De juger à notre place.
Ce qui se passe aujourd'hui, c'est ce fameux et redoutable amalgame qui laisse l'outil juger et l'homme simplement mesurer.
Et au final, personne ne comprend.

dimanche 25 juillet 2010

Le voyageur imprudent

"D'une détente, Saint-Menoux quitta le sous-sol, monta jusqu'au faîte d'une maison bourgeoise, vit au passage une femme mûre compter ses cuillères et se coucher entre deux jambons. Son mari quittait sur la pointe des pieds la chambre voisine, montait retrouver la soubrette en bigoudis, la payait d'une tranche de veau froid. Le voyageur poursuivit sa promenade. Il glissait dans l'espace, parfois les pieds en l'air, ou le ventre à l'horizontale, pelotonné comme un flocon, ou étendu à la façon d'un oiseau planeur. Il entrait la tête la première dans les chambres fermées à triple tour, découvrait les hommes au moment où ils abandonnent leurs attitudes et se montrent tels qu'ils sont.Les hommes et les femmes seuls, et les ménages qui depuis des années ne se cachent plus rien, se déshabillaient devant l'invisible témoin. [...] Il vit le linge gris quitter les peaux grises, dénuder des cuisses maigres, tordues, des ventres gonflés où l'ombilic pointait. Des plaques noires marbraient les pieds. Des seins énormes flottaient comme chiens en Seine, d'autres, plats, rampaient jusqu'au sol. Des orteils aux ongles en vis s'emmêlaient sous les lits, des bras osseux se dépliaient, se repliaient, menaçaient les murs de leurs coudes, des chevelures verdâtres étalaient sur les oreillers leurs pseudopodes visqueux, des mains pendantes grattaient des forêts de poils, touchaient des sexes flétris. Avant de se coucher, l'épicière, dans son arrière-boutique, allongeait son vin, enlevait à chaque ration de café deux grains gros comme des pains, trois briques de sucre à chaque kilo.
Pierre alla jusqu'à l'autre bout de la ville. Il jaillissait d'un mur à l'autre, traversait les rues sans lune, se laissait emporter par son élan à travers les pièces éclairées et les pièces obscures. Dans les appartements à tapis de laine et rideaux de soie, il vit des spectres en déshabillés de satin quitter leur beauté devant la glace, se coucher avec des ventres en plis et des boues sur le visage. Dans les grandes casernes de brique où s'entassent les pauvres, les mères de famille harassées comptaient les pommes de terre, et coupaient en feuilles transparentes le pain du lendemain.
Chez les bourgeois et chez les misérables, il retrouvait la même immense fatigue. Hommes et femmes, du même geste las, éteignaient la dernière lampe, et s'étalaient dans la nuit.
La résignation au gagne-pain, à la richesse, à la misère, aux jours perdus, au temps trop court, aux espoirs vagues, aux femmes, aux maris, aux patrons, aux plaisirs, à la peine, écrasait de son poids ces millions de corps allongés, qui ronflaient, grinçaient, gémissaient, se recroquevillaient, se détendaient, en poses grotesques, sans parvenir à trouver, pour une seconde, la paix. [...]
Il découvrait l'humanité. Il se passionnait à son voyage, se penchait sur les hommes, ses frères. Il trouvait parfois, dans la crasse d'un taudis, dans la luxueuse froideur d'un berceau de riche, le visage paisible d'un enfant. Il s'attardait sur ce miracle, se demandait comment une si belle promesse pouvait pareillement faillir." René Barjavel (dans "Le voyageur imprudent", 1944)