vendredi 17 septembre 2010

Ça sert à rien, mais ça fait du bien quand même

Ce bel été, j'espère que vous en avez bien profité.

Car alors que nous étions étendus sur un confortable transat, baignés par un soleil vainqueur et totalement dépaysés, un roman captivant à la main et à la recherche de l'abandon total, ce bel été disais-je aura vu dans le même temps de sinistres convois prendre le chemin des airs vers l'est (j'aurais préféré des soutes pleines de rhums), quelques pieds de vigne alsaciens d'apparence innocents saccagés par une bande d'"irresponsables notoires et dangereux" (ICI), les rumeurs de corruption continuer de noircir les colonnes des journaux à tel point qu'ils en sont presque tous devenus "à scandale"...

Bientôt les feuilles des tabloïdes s'amoncelleront aussi nombreuses que celles des arbres rassasiés se délestant d'un poids devenu gênant, jusqu'à noyer les pieds des badauds.

Hé oui, les raisins de septembre s'annoncent aigres comme s'ils auguraient à leur manière d'une fort redoutée vendange sociale.

Les gratte-papiers s'en sont donné à cœur joie, y compris sur internet, certains explorant parfois quelques méandres temporairement mis de côté au profit d'une actualité plus "chaude".

Comme par exemple dans un billet sur le blog de Jacques Berthomeau intitulé "Contribution à une approche fine des bobos buveurs de vins enracinés", où je me suis presque reconnu (ICI). En un exposé aussi bref que lapidaire, l'auteur rend compte d'une énième césure entre les populations, pointant de son doigt vengeur ceux qui ont choisi de consommer autrement, d'investir dans leur alimentation plutôt que dans une occasion récente à prix cassé chez un faillitaire, un bouquet d'actions BNP ou une caisse de grand cru classé chez Leclerc.

On peut décider de fermer les yeux et, ce faisant, de ne pas s'émouvoir sur le renoncement du chef d'entreprise qui baisse une dernière fois son rideau, sur l'impact social et environnemental de l'utilisation faite de l'argent des épargnants par les banques (ICI), ou sur ce que vaudront "en vrai" ces vins revendus quelques années plus tard, sans même avoir été goûtés, à un fétichiste inculte qui de toute façon ne distingue pas l'or dans tout ce qui brille.

Pour certains, il semblerait que le rendement prime sur les caudalies...

Ces bouteilles cossues sont à acheter dans les innombrables succursales de la grande distribution, entre un pack de Vittel, un lot de cacahuètes Benenuts et... un paquet de papier hygiénique. On peut donc profiter d'une virée chez Michel-Édouard et consorts pour garnir son caddie sous prétexte que c'est la manière de tourner qu'a pris le monde et qui sommes-nous-nom-d'un-chien-pour-prétendre-y-changer-quoi-que-ce-soit? On peut même le faire avec le sourire, à l'idée que dans l'adversité ce sont toujours les plus malins qui l'emportent, ceux qui savent "faire des économies". Malheureusement, ces flacons tiennent souvent davantage de la taxidermie que du véritable Art de faire le vin, et nombreux sont les opportunistes d'aujourd'hui qui feront les désappointés de demain...

J'ai dans ma cave encore quelques bouteilles de ce genre (essentiellement des orphelines, issues de vignobles prestigieux), achetées cher et de bon cœur à une époque pas si lointaine où mes repères étaient fragiles.

Seulement, malgré un stockage irréprochable et une patience raisonnablement éprouvée, une fois les attributs de l'élevage en barriques disparus, au moment où le raisin devrait retrouver sa place, ne subsiste plus qu'un macchabée...

D'ailleurs, dans ces flacons richement parés du plus beau vélin, rehaussés d'écritures alambiquées et de volutes classieuses, y a t-il déjà eu réellement quelque chose?

Ces raisins sont-ils toujours en mesure d'illustrer le savoir-faire millénaire qui a fait du vin l'objet de toutes les convoitises gastronomiques?

Ou bien au contraire sont-ils devenus une grossière copie de plastique, débarrassée des incertitudes et affranchie de ce satané millésime qui régente tout?

Peut-être même que bientôt ils pousseront directement avec un code-barre sous la peau pour une meilleure traçabilité, une puce RFID pour un guidage par satellite de la machine à vendanger, un bouton-pression à la place du pédoncule pour égrapper plus vite...

Les fruits viciés de nos cauchemars proviennent-ils de ces vignes où la présence d'un seul ver de terre paraîtrait aussi incongrue qu'une tête de taupe perforant le macadam d'un trottoir de Paris, sous le regard ébaubi des passants?

Des endroits comme celui-ci existent pourtant bel et bien, il suffit d'arpenter nos chers vignobles avec les yeux bien ouverts pour voir que, tous les jours, des hommes marchent sur la lune...

Avec ces raisins comme matière première, la règlementation s'est adaptée (ou peut-être est-ce l'inverse), elle permet désormais l'élaboration de jus blafards que de multiples couches de fonds de teint permettent de rendre tout juste présentables.

Trois cents additifs sont aujourd'hui autorisés rien qu'à la cave, tant pour garantir une hygiène et une stabilité parfaites, que pour rattraper les déficiences de ces raisins malmenés, cueillis avant terme, affaiblis, inaboutis, impropres en l'état à une vinification sereine et peu interventionniste telle que l'ont pratiquée par le passé ceux qui ont donné au vin son statut si singulier et sa mystérieuse attraction.

Il subsiste encore de petits miracles accumulés au fond des caves par des gens avertis et conservés par leurs descendants, entreposés à une époque où cette pharmacopée n'existait pas, et beaucoup sont encore assez fringants pour embraser les cœurs les plus durs.

Bientôt, ce sera au tour de leurs rejetons enfants du progrès chimiquement assistés de recruter dans les rangs des jouisseurs, dévoilant leurs atours aux plus patients d'entre eux.

Que de désillusions alors, lorsqu'ils se rendront compte que la donne a changé, que les sentiers jadis balisés sont jonchés de détritus et peuplés de brigands forts en gueule.

Le marché des additifs est juteux, et il est royalement partagé entre ceux qui créent les déséquilibres agricoles (en premier lieu les fabricants de pesticides) et ceux qui neutralisent ensuite leurs effets sur la vendange (les laboratoires), de sorte qu'au final les uns ne vont JAMAIS sans les autres. Quand ils ne sont pas deux tentacules de la même pieuvre...

Dans tous les cas, la facture est salée, et dix années d'utilisation suffisent à sceller le piège. Il se referme alors sur le vigneron sans lui laisser la moindre possibilité de retour, car ses terres souillées ont besoin d'autant d'années sinon bien davantage pour revenir à leur état d'origine, pour revivre. Beaucoup aujourd'hui le reconnaissent, voudraient bien changer leurs pratiques mais n'ont économiquement aucun autre choix que celui de maintenir leur perfusion bien attachée.

Ces vins nous les retrouvons majoritairement dans les circuits généralistes cités plus haut, et les "grands domaines" n'y sont pas en reste. Le "sang bleu" du Médoc a été transfusé depuis belle lurette et acheté cash par de puissants groupes financiers, compagnies d'assurance, fabricants de médicaments, distillateurs de "solutions" agronomiques (les mêmes qui furent jadis vendues aux états-major des armées comme "finales" et dont on a juste changé la plaquette promotionnelle). Les illustres châteaux sont devenus des "wineries" sauvées de la peste des méventes par le choléra des actionnaires lointains. Ces "bienfaiteurs" ont placé quelques billes aussi chez Carrefour et ont beaucoup d'amis au dernier étage de la Tour Auchan, ceci expliquant cela...

Dans les œillades adressées par les catalogue des foires aux vins de grandes surfaces, si gentiment déposés dans nos boites aux lettres, on pourra trouver également le vin de quelque vigneron perdu, égaré aux abords de cet oasis en ruine auquel son grand-père tenait tant, et dont il se reproche de n'avoir pas su prendre soin. Tant pis pour lui s'il ne constate qu'aujourd'hui l'étendue mensongère des modes d'emploi des produits-miracle, et s'il finit par brader ses propres ouailles au-dessous du prix de revient à des "serial-acheteurs" bien informés, auxquels il ne manque plus que la noire livrée du croque-mort en service commandé.

Dans un dernier spasme et une fois le contrat signé, il se risquera à feuler un courageux "Non monsieur mon slip je le garde!".

Imaginez un instant si les vignerons subissaient le même sort que les producteurs de lait...

Une tranchée se creuse, j'entends déjà le bruit sourd que font les sacs de sable qui s'empilent de loin en loin, les armées de juristes et de législateurs, le doigt sur une énorme gâchette attendant le feu vert de l'agent orange qui condamnera, en un ultime assaut orchestré depuis Bruxelles ou Paris, ce qui reste encore d'authentique dans nos patrimoines gastronomique, culturel et même génétique.

Sous les obus de 22, tomberont, pèle-mêle : le vaillant camembert au lait cru, le vin nature et le pain au levain, les cinémas de quartier, le dernier disquaire.

Le gaz moutarde se chargera d'éradiquer une fois pour toutes les restaurateurs qui ne vont pas chez Métro, les tomates qui ne sont pas hybridées, les poules qui ont encore un bec, les ADN toujours vierges, et les cavistes emmerdeurs.

Le verre que je lèverai si ce moment arrive, pour me donner du courage, c'est en votre compagnie que j'aimerais le boire d'un long trait qui fait monter le rouge du fond du cristal vers le haut des joues.

Même si beaucoup de détails m'échappent, j'ai tout de même fini par comprendre que ça n'est pas avec le nez collé sur la Joconde qu'on embrasse le chef d'œuvre. Que ça n'est pas non plus en disséquant la grenouille que l'on saisit davantage l'étrange miracle qui la met en mouvement. Entre nous, sérieusement, personne n'est jamais tombé amoureux simplement d'un sourire ou d'une jolie paire de hanches, non?

Pour apprécier la beauté, celle de certains vins par exemple, technique et intelligence sont vaines et inutiles. À la première nous devons l'acuité aux détriments du recul, et à la seconde la capacité d'analyse, l'aptitude à "conscientiser", tant pis alors pour la spontanéité.

De loin je leur préfère l'attention et le détachement, pour faire le vide et se désincarcérer du monde hyper-influent qui nous entoure et faire enfin naître l'émotion.

Laurent, attention-méchant-caviste!

mardi 7 septembre 2010

Pour que la retraite soit autre chose qu'un changement de purgatoire

"Le travail est l'invention la plus abominable et la plus merveilleuse du monde. Dieu en a jeté le fardeau sur nos épaules, après la dégustation de la pomme, comme on punit un enfant qui a mis la main dans le pot de confiture : "Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front!". Avec la retraite au jugement dernier. C'est long...

Nous avons chassé l'auroch, retourné la terre, forgé le bronze et le fer, bâti nos maisons, nous voici aujourd'hui à l'usine et au bureau, sans être au bout de nos peines. Et jamais notre peine n'a été si lourde, jamais sur nos épaules le fardeau si bardé d'épines. Certes il y a eu, par-ci par-là au cours des âges, l'esclavage. Mais ce n'était que par-ci par-là. Partout ailleurs, l'homme s'était accomodé de la malédiction en la transformant en raison de vivre. Il n'y a pas de satisfaction plus grande pour un être humain que d'accomplir, jour après jour, un travail qu'il aime. Ce sont ses mains travailleuses, autant que sa capacité crânienne, qui ont fait de l'homme ce qu'il est ajourd'hui. En transformant une branche en manche de cognée, elles lui enseignaient l'équilibre du mouvement et la beauté des justes proportions. En façonnant la pierre, le cuir, le bois, le fer dans le feu, elles le brûlaient et le façonnaient lui même. L'homme, en faisant, se faisait.

Mais aujourd'hui, il ne fait plus rien : il fabrique. Le travail est devenu une peine abstraite. Le travailleur ne voit pas lever la moisson que sa sueur a arrosée.

La joie du potier qui sortait du four la cruche aux hanches parfaites modelées par ses mains lui a été définitivement ôtée. L'objet fini sort tout emballé au bout de la chaîne, à des millions d'exemplaires que nulle main n'a touchés. En même temps, les conditions du travail sont devenues abominables. L'horrible usine inventée par le XIXème siècle a conservé son inconfort et son aspect de bagne, mais son vacarme a augmenté, son rythme s'est accéléré, ses dimensions se sont multipliées, elle dévore les matières premières et les travailleurs à des vitesses de plus en plus grandes et crache des déchets dans tous les azimuts, empoisonnant les hommes même lorsqu'ils l'ont quittée. Dans le cycle de fabrication, le travailleur n'est plus un être humain mais un élément de la chaîne, introduit neuf, non sans quelques difficultés de rodage, et éjecté lorsqu'il est usé sur toutes ses faces. La matière humaine est si fantastiquement résistante qu'un tel élément peut durer trente ou quarante ans, ce dont aucun acier ne serait capable. Dans les bureaux, l'homme use les dossiers, les meubles, les papiers, les ordinateurs, les immeubles, et il demeure.

Que le travailleur du bureau ou de l'usine ait envie de s'évader de ce cycle infernal avant d'être réduit à sa simple colonne vertébrale est un réflexe, bien compréhensible, de l'instinct de conservation. La retraite à 60 ans? Revendication modeste. , Quand le travail ne procure aucune joie, quand il n'est que la corvée quotidienne, précédée et suivie de celle du transport, à laquelle on doit obligatoirement se soumettre si l'on veut manger demain, il devient haïssable, et plus tôt chacun lui échappe, mieux cela est.

Aujourd'hui, s'il n'a pas abusé du beaujolais et de la gauloise, s'il n'a pas eu quelques partie de son organisme ratatinée par les conditions de son travail, un homme de 60 ans n'est pas vieux. , une femme encore moins, quoi qu'il y paraisse parfois. Que vont-ils faire de ce long morceau de vie qu'il leur reste à vivre? De la trilogie dodo-métro-boulot, deux termes vont tout à coup disparaître, laissant un vide énorme dans leurs habitudes, dans leurs gestes dans leurs pensées. Les plus chanceux auront préparé un petit coin à la campagne pour s'y retirer et s'y distraire autrou de trois poireaux-pommes de terre, mais la grande masse de ceux qui sortiront de la chaîne aussi démunis qu'ils y sont entrés, que vont-ils devenir? S'asseoir au foyer de leurs enfants déjà trop étroit? Subir les rebuffades du gendre ou de la bru? , Se sentir très vite gênant, poussé dans un coin, comme une épine dont l'organisme veut se débarrasser, s'entendre dire que tout serait mieux si on n'était pas là, savoir qu'on n'a plus qu'une seule façon de s'en aller, et attendre, attendre, attendre, que la dernière porte s'ouvre...

À soixante ou soixante-cinq ans, la retraite dans la société d'aujourd'hui n'est pas la récompense d'une vie d'effort, mais la mise à l'écart d'un outil usagé. Que la rouille le ronge, c'est le sort normal de ce qui ne sert plus... En quittant le travail obligatoire pour entrer dans l'ennui inévitable et souvent la misère, le retraité ne fait que changer son purgatoire pour un autre peut-être pire.

Et si l'on n'y pense pas dès aujourd'hui, quel sera le sort de nos enfants retraités? Quand la France comptera les cent millions de Français souhaités par la folie des économistes, dont vingt ou vingt-cinq millions auront pris leur retraite, non plus, le progrès aidant, à soixante ans mais à cinquante, ou moins? Des visions de science-fiction ubuesques viennent à l'esprit : des silos verticaux de retraités, avec des rangées de couchettes superposées empilées jusqu'au centième étage, contenant chacune un retraité couché, un écran de télévision devant les yeux, des écouteurs dans les oreilles, abreuvé de l'aube à la mi-nuit de westerns et de chansonnettes, sans oublier les feuilletons... De quoi le faire tenir tranquille et tout oublier, y compris lui-même.

J'ai l'air de plaisanter avec un sujet grave, mais une caricature fait plus facilement saisir la vérité qu'une photographie. Or, la vérité, c'est que les sociétés se préoccupent bien peu de l'homme, en tant qu'être humain. pour les économistes il est un outil de production et un aspirateur de consommation, pour les idéologues une amre pour détruire les vieilles lunes et une brique pour construire les nouvellles. Tout cela peut être, selon les nécessités, soigné, négligé, comprimé, astiqué, entassé, peint, huilé, aligné, lessivé, jeté, oublié... Peu importe... Ce n'est que de la statistique.

Je suis bien certain que le VIème plan ne comporte pas une virgule consacrée aux retraités de l'an 2000. Ils sont pourtant, déjà, au travail...

Pour que la retraite soir autre chose qu'une mise au rebut, il faudrait la préparer dès la maternelle. La retraite - quel mot affreux, qui fait penser à la Bérézina! - ne devrait pas être une fin, mais un commencement, celui de la vie libre, aisée, joyeuse, préparée de concert par la cité et le citoyen. Les machines vont raccourcir de plus en plus le travail de l'homme. De plus en plus, l'essentiel de sa vie va devenir le temps où il ne lui sera pas nécessaire de travailler pour gagner sa vie. Dès son enfance, il faudra lui réapprendre les gestes essentiels que notre civilisation démente lui a désappris : semer une graine, assembler le bois, caresser une bête, tailler une pierre, écouter le vent, tresser le cuir, regarder un arbre, sourire aux oiseaux, prendre la terre dans sa main...

Et dès qu'il entrera au bureau ou à l'usine, lui permettre de choisr le lieu de sa vie libre future, d'acquérir peu à peu sa maison dans un vieux village ou dans un neuf, lui donner les moyens de l'habiter pendant ses loisirs de plus en plus longs, de l'aménager, de l'agrandir, de la faire vivre autour de lui, de se préparer elle et lui à vivre ensemble, de connaître déjà ses futurs voisins. Pour que le jour venu, il soit chez lui, et il sache qu'y faire de ses mains. La frénésir actuelle du bricolage montre à quel point l'homme de l'an-presque-2000 éprouve le besoin de revenir à un travail à ses mesures et dont il puisse voir et toucher les résultats. Les villages morts de nos campagnes ont été abandonnés parce que leurs habitants ne pouvaient plus s'y procurer les ressources nécessaires. On pourrait les repeupler avec des gens heureux, assurés de leurs moyens d'existance. Mais cela ne peut se faire que lentement. On ne s'enracine pas aussi vite qu'on est déraciné.

Nous avons tué le village, la ville nous tue, le village ressuscité peut nous aider à nous sauver.

Les caisses de retraite, la sécurité sociale, les syndicats, les ministères intéressés, les patrons pourraient déjà amorcer cette politique. Ce n'est pas tant une question de ressources que de leur mode d'emploi. Mais il faudrait cesser de penser en bilans et en effectifs, pour penser aux hommes.

En attendant cet avenir buccolique et malheureusement peu probable, nous qui sommes déjà ou qui entrons dans le troisième âge sans être assurés de rien sinon de l'endroit où finalement il nous mène, sachons profiter de chacun des jours qui nous sont encore donnés. Même s'ils sont gris ou parfois noirs ils sont encore merveilleux. Chaque respiration est un miracle. Savourons-la. J'ai reçu cette semaine la visite d'une ravissante vieille dame qui malgré son grand âge vient quêter à domicile pour les vieillards de l'arrondissement. Je l'ai priée de s'asseoir. Elle m'a répondu vivement "Non! Si je m'assieds je ne peux plus me relever!..." Elle s'est exclamée de joie devant le paysage parisien qu'on voit de ma fenêtre. Elle joignait ses mains menues en un geste d'adoration en regardant le ciel brumeux et les toits gluants de l'hiver. Elle m'a dit du bien de tous les voisins chez qui elle venait de passer.Elle m'a avoué qu'elle se levait en chantant, chaque matin, à six heures et demie. Elle est repartie comme un feu follet. Elle a quatre-vingt-huit ans...

S'oublier pour servir les autres, accueillir chaque matin par la joie, s'émerveiller même devant la pluie : je ne lui souhaite pas le Paradis, elle y est."

René Barjavel, dans un article du Journal du Dimanche daté du 28 novembre 1971