mardi 12 octobre 2010

L'Enchanteur

Qui est réellement l'Enchanteur, entre René Barjavel et son héros Merlin dans cet ouvrage paru en 1984 aux éditions Denoël?
La question n'est pas anodine...
L'auteur fantasque nous livre ici sa version de la légende arthurienne, en en modifiant le point de vue. C'est aussi une occasion pour lui de s'exprimer différemment, avec les mots et les codes de la Chevalerie, sur la complexité du monde qui n'a jamais cessé de le hanter et de le fasciner.
Bien que non catholique, et comme un grand nombre d'entre vous probablement, je n'en suis pas moins croyant.
Ce passage, durant lequel il joue avec la délicieuse candeur de Viviane, semble bien s'adresser davantage à la foi qu'à la raison...
"Il dit :
- Voudrais-tu être obligée de monter à pied les six mille marches qui qui conduisent au sommet de l'Arbre? [NDR : l'Arbre de Vie]
Elle répondit :
- Oui, si c'est avec toi.
Il dit :
- Avec moi, mais autrement! Viens!...
Il lui prit la main et ils furent à la cime.
L'arbre était plus haut que toutes choses dans le monde.
Il se terminait à la façon d'une pyramide, sa pointe tronquée formant une plate-forme, d'un feuillage aussi dense et résistant que la pierre. Dans l'épaisseur du feuillage étaient gravées les empreintes de deux pieds côte-à-côte et tête-bêche, chacun assez grand pour accueillir un homme couché. L'un avait son talon à l'est, l'autre à l'ouest.
- Les pieds qui ont laissé ces traces sont ceux du premier vivant, dit Merlin. Celui que nous nommons Adam. Adam seul, avant Ève. Seul n'est pas le mot qui convient, car c'est un mot masculin. Adam n'était pas masculin. Ni féminin. Il était le Vivant, avant le partage du monde en deux.
- Il avait une curieuse façon de marcher! dit Viviane.
- Il ne marchait pas; il dansait! Et maintenant il court, il court après son sexe et son sexe est comme une plume dans la tempête : c'est le vent qui décide, et le vent ne sait rien... Et tout le vivant du monde s'agite, ou plutôt est agité, de la même façon... Regarde!
Le monde se montrait en rond, à plat, autour de l'Arbre, dans son entier, avec ses terres et ses mers et ses quatre saisons. Et Viviane le voyait dans sa totalité et dans chacun de ses détails. Elle vit des animaux familiers et d'autres qui lui parurent fantastiques. Elle vit dix millions de formes différentes d'insectes. Elle vit des fleurs grandes comme des tables et d'autres comme un grain de sel. Elle vit dans les eaux des océans des milliards d'espèces si petites que l'œil humain ne pouvait les voir et qui n'étaient ni plantes ni bêtes et les deux à la fois. Elle vit des êtres humains noirs, jaunes, rouges, bruns, blonds, roux, grands, petits, en foules, en couples, en armées, en famille. Et plantes, bêtes, humains, géants, invisibles, volant, nageant, rampant, gluants, courant, sautant, grouillaient du même mouvement incessant, désordonné, chaque être n'étant qu'une moitié cherchant sa moitié, trouvait une autre moitié qui n'était pas la sienne, essayait de s'unir, ne faisait que s'accoupler, se séparait, recommençait, tandis que naissaient partout, sans arrêt, d'autres moitiés qui, dès qu'elles pouvaient bouger, commençaient à chercher leur moitié...
- Mais pourquoi? demanda Viviane. Pourquoi Dieu a-t-il séparé les moitiés du monde?
- Lui seul le sait! dit Merlin. Adam premier était au commencement, mais il était aussi une fin, puisqu'il était complet... Peut-être cela n'était-il pas bon. Il contenait toute la vie, mais la vie en lui ne bougeait pas. Il était pour elle une prison. Dieu l'a coupé en deux pour que la vie s'évade et se mette à couler. Adam plus Ève sont devenus source. Tu as vu grouiller la vie dans le monde présent, regarde-la couler à travers le temps...
Et Viviane vit Adam homme et Ève femme couchés côte à côte sur la terre nue. Ils se tenaient par la main, et de la poitrine ouverte d'Adam et du sexe ouvert d'Ève coulait une source qui devenait ruisseau puis fleuve. À mesure que passaient les milliers et les millions d'années, le fleuve s'élargissait, devenait plus profond, plus puissant, emplissait les océans, submergeait les continents, et continuait de couler, lent, puissant, inexorable, formidable. Chacune de ses gouttes était un être vivant qui, homme ou insecte, s'accouplait et engendrait d'autres êtres vivants qui n'avaient d'autre mission, d'autre devoir, d'autre raison d'être, que d'engendrer d'autres vivants chargés de la même mission.
- Où va ce fleuve? murmura Viviane. Va-t-il quelque part?
- Regarde-le bien : au contraire des fleuves non vivants, il ne coule pas vers le bas : il monte...
Et Viviane vit que le fleuve était déjà plus haut que les terres et les océans, plus haut que les montagnes. Elle regarda le ciel, demanda :
- Là-haut?...
- Là-haut il y a d'autres mondes, aussi nombreux que les gouttes du fleuve...
Et Dieu?
- Dieu?... La vie mettra peut-être l'éternité pour le rejoindre..."