mercredi 9 mars 2011

Capus kaputt

Laissez-moi vous conter l'histoire d'un de mes confrères, caviste en ligne, qui a du récemment croiser le fer avec une certaine administration pour un motif aussi fallacieux qu'agaçant. En France, et c'est heureux, le monde du vin est strictement encadré. Les vins sont classés en différentes catégories, répondant à différents cahiers des charges, c'est le système des appellations d'origine contrôlées (AOC).
Au passage, ce dernier fait actuellement l'objet d'une douloureuse réforme (AOP, IGP), mais là n'est pas notre sujet. Les vignerons qui travaillent sur une aire d'AOC sont soumis à diverses contraintes visant à harmoniser la production d'une zone géographique délimitée, en somme à lui donner un visage reconnaissable. La création de ce système, nous la devons au sénateur Joseph Capus (photo) qui, au début du siècle dernier, eut alors à cœur de défendre les vignerons face à une fraude grandissante qui à l'époque gangrénait le marché.
En effet, les ravages du phylloxéra ayant entraîné une pénurie de vin partout en Europe, beaucoup de faussaires en ont profité pour "faire du vin" en se jouant de l'absence de définition claire dans les textes pour le qualifier. Certains allaient même parfois jusqu'à se passer de raisin pour y parvenir (!).
Le terme peu flatteur de "piquette" date d'ailleurs de cette période noire de l'histoire de la viticulture, notamment dans le sud de la France où toute l'économie reposait alors sur l'industrie viticole. Ce désarroi général a rapidement cédé la place à des initiatives populaires comme la grève de l'impôt ou le blocage des ports, ou encore les démissions collectives des municipalités, forçant Clémenceau (le fameux Tigre des brigades télévisées de notre enfance, ministre de l'Intérieur en 1907), a réprimer sévèrement ces révoltes, parfois dans le sang.
S'ensuivit une longue période de concertation au terme de laquelle les AOC furent créées, chacune assortie d'un cahier des charges précis (cépages, types de taille, densité, délimitations cadastrales etc...).
Aujourd'hui, le vigneron est toujours soumis à ces obligations édictées il y a près de 80 ans. On pourrait se réjouir de cette pensée confortable, et se féliciter que cet encadrement n'autorise aucun abus. Bien sûr et comme souvent, tout n'est pas aussi simple qu'il n'y paraît. D'abord parce que insidieusement, le petit monde des législateurs de la question agricole a été "colonisé" par des lobbies dont on connaît désormais très bien l'identité (les reportages et articles à scandales sur le sujet ne peuvent pas tous contenir seulement des théories fumeuses, rendons-nous à cette évidence). Ensuite parce que, tout aussi insidieusement, la notion même d'appellation d'origine contrôlée est devenue la caricature de ce qu'elle était en 1936 (avouez que c'est amusant, AOC dont l'esprit des origines gagnerait à être rappelé...). Ainsi, la France viticole, face à la diversification des lieux de production partout dans le monde depuis 30 ans, a choisi la voie du vin de cépage pour répondre à cette encombrante concurrence, à l'export comme à l'intérieur de nos frontières. Un pays comme la France, qui peut s'enorgueillir de faire partie du trio de tête des producteurs (en volume, avec l'Italie et l'Espagne, on parle bien là des 3/4 de la production mondiale), et qui dans le même temps s'est en quelques 2000 ans assuré une suprématie viticole indiscutable dans le domaine des vins prestigieux, dispose pourtant de toutes les cartes pour continuer à ouvrir la voie... Sagesse de l'âge, technicité empirique, connaissance approfondie du support (vigne), autant d'atouts gagnés par des générations de vignerons persévérants qui permettent de prouver que volume et qualité sont des mots compatibles, qui ne se contredisent pas forcément. Ces fameux vins de cépage, qu'ils proviennent de Chine, d'Argentine ou d'Afrique du Sud, sont souvent produits selon des schémas économiques très différents, où l'objectif premier et complètement assumé est la rentabilité. Le choix géographique n'est donc pas anodin, puisqu'il cumule terres agricoles et main d'œuvre foisonnantes et bon marché, avec une règlementation très permissive (libérée du cadre règlementé des pays de tradition viticole séculaire, elle permet globalement presque tout, de l'irrigation à l'emploi de pesticides et d'engrais interdits partout ailleurs aux techniques de vinification les plus controversées). Dès lors, il était très difficile dès le départ de s'attaquer à eux, et cela induisait un abandon de la notion de terroir (toujours complexe à définir, faut-il y voir une faiblesse?) au profit de l'expression dite variétale* d'un ou plusieurs cépages. L'enjeu était simple : s'emparer de nouvelles parts de marché dans des pays dépourvus de culture du vin (autant dire partout ailleurs que la Vieille Europe). Une approche simplifiée s'imposait comme une évidence, la griotte du pinot noir ou la réglisse du cabernet sauvignon devenaient bien suffisantes sans qu'on ait besoin de leur ajouter la gueule de l'endroit et/ou celle du vigneron. Les années passant, les conséquences de cette orientation se sont révélées toujours plus désastreuses et contre-productives, et nous en sommes aujourd'hui à ce constat sans appel qui remet en cause les fondements mêmes de la notion d'AOC. Car il était clair dès le départ que des stratégies aussi différenciées (faire du vin de cépage pour l'export et défendre la notion de vin de terroirs pour le marché intérieur) auraient pour conséquences d'abord une confusion des genres jusque chez les producteurs, ensuite une migration vers la facilité de la part du gros des consommateurs. C'est ainsi qu'un fossé s'est creusé entre des vins de marque, simples, duplicables, élaborés selon des procédés inspirés d'un monde agricole technologique, reposant sur un recours systématique à la chimie à toutes les étapes de leur élaboration, et d'autre part des vins perçus comme artisanaux, archaïques, obscurantistes, voire élitistes et donc destinés à un public aisé et averti auquel il est difficile de s'identifier dans ces termes. Une fois l'équation posée de cette manière et les grandes orientations (vous me permettrez un petit sic!) prises par les instances viticoles, la grande distribution n'avait plus qu'à se baisser pour ramasser. Aujourd'hui, 70% des vins vendus en France le sont à la douce musique des caisses enregistreuses à scanner sous les néons blafards de quelques enseignes sur-représentées en périphérie des grandes villes. Bien entendu, les conditions de stockage, l'absence de conseil en rayon et la culture du moins cher étant caractéristiques de ces endroits généralistes, il fallait dompter le vin en tant qu' "exception alimentaire notoire". La fameuse "loi du marché", définie comme celle régissant les échanges de denrées entre producteurs et distributeurs, a donc fini par s'appliquer sur le vin, et c'est par ce truchement qu'encore aujourd'hui les ténors du secteur de la grande distribution parviennent à maintenir une emprise totale sur un nombre effrayant de secteurs de production. Qui dit standardiser le vin implique l'exercice d'une influence forte et constante sur sa règlementation. Une fois la majorité des producteurs piégés par des contrats d'approvisionnement très souvent abusifs, les législateurs ont tôt fait de céder aux exigences d'un groupe de quelques distributeurs omnipotents (au rang desquels figurent également des hyper-négociants-grossistes et des plateformes de vente en ligne). Les AOC sont aujourd'hui devenues l'ombre de ce qu'elles furent du temps de Joseph Capus, et ses "usages locaux, loyaux et constants" en passe de n'être que de lointains souvenirs d'une époque où l'alimentation était au centre des dépenses d'un foyer. Maintenant que nous avons déroulé le fil de l'Histoire pour remonter depuis son origine jusqu'à son époque récente, on peut parler des conséquences. À court-terme d'abord, avec deux exemples. Le premier c'est ce fameux confrère dont je parlais plus haut, qui vend du vin sur internet. Il y a quelques semaines, il reçoit un courrier de la part de la DGCCRF (Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes). On lui reproche d'avoir classé sur son site dans la région "Loire" des vins hors AOC. En effet, chaque région viticole produit son lot de vins d'AOC (bientôt AOP), de Vins de Pays (IGP) et de Vins de Table (Vins de France). Classés dans la catégorie "Loire", le caviste avait jugé bon et pertinent d'y inclure de facto ses Vins de Table produits en Loire. Il avait deux bonnes raisons au moins de le faire : d'abord parce que c'était vrai (tout de même!), ensuite parce que les étiquettes le prouvaient, en indiquant un code postal de lieu de production duquel, fort logiquement, on pouvait déduire de la région de production. L'administration citée plus haut, revendiquant les possibilités d'amalgame de ces vins avec des vins d'appellation, a jugé utile de lui rappeler dans son courrier les risques encourus s'il ne se mettait pas dans les plus brefs délais en conformité avec les textes :
37500€ d'amende et 2 ans d'emprisonnement. Fichtre.
Le caviste en question s'apparente à la famille des défenseurs de ces vins orphelins, qui n'ont plus droit de citer chez eux, parce que de suffisamment représentatifs en 1936 pour justifier la création des AOC, ils sont devenus confidentiels au point d'être tout juste tolérés. À la condition qu'ils n'arborent plus les couleurs de ce qu'ils ont pourtant toujours défendu : l'expression d'un lieu plutôt que d'un cépage, passant par le respect de pratiques ancestrales qui renforcent sans cesse le lien identitaire originel qui existe entre un vin et son appellation.
Bien sur dans cette catégorie on trouve aussi les vins de table très bas de gamme, mais là visiblement la DGCCRF rechigne moins à accepter cet amalgame, allez comprendre. De même d'ailleurs que pour certains vins en AOC on peut légitimement s'interroger sur la réelle bonne foi de ceux qui leur ont autorisé l'usage de l'appellation... Le deuxième exemple est vigneron, et pas des moindres puisqu'il s'agit de Sébastien David, force vive de Saint Nicolas de Bourgueil, pour laquelle il a tant fait en hissant plusieurs de ses cuvées au sommet de nombreux palmarès. Malgré cela, il a été récemment confronté au manque manifeste de reconnaissance de ses pairs, au moment de la présentation de sa cuvée Hurluberlu 2010 à l'agrément (session visant à donner à décerner le droit à un vin d'arborer l'appellation à laquelle il prétend, le sujet à lui seul justifierait qu'on lui consacre bien des mots...). Bien mieux que moi, il en parle ici.
Il est à noter que ce cas n'est pas isolé, et qu'on en rencontre même fréquemment. Certains vignerons ont choisi de sortir volontairement du cadre pour s'épargner les gaspillages de temps et d'énergie, mais aussi les frais engendrés par une nouvelle présentation (non négligeables et ne présentant aucune garantie de succès). D'autres, à l'image de Sébastien, ont à cœur de défendre leur appellation, et espèrent bien se faire entendre en portant ces éléments à la connaissance du plus grand nombre.
C'est aussi l'objet de ce billet.

* expressions olfactives et gustatives du cépage seulement

PS : l'association de vignerons SEVE dénonce depuis longtemps les dérives de l'INAO, leur site très complet permet d'approfondir la question. Idem dans les diverses publication de la Renaissance des Appellations, groupement de bio-dynamistes qui prône le retour à la notion de terroir.