dimanche 25 juillet 2010

Le voyageur imprudent

"D'une détente, Saint-Menoux quitta le sous-sol, monta jusqu'au faîte d'une maison bourgeoise, vit au passage une femme mûre compter ses cuillères et se coucher entre deux jambons. Son mari quittait sur la pointe des pieds la chambre voisine, montait retrouver la soubrette en bigoudis, la payait d'une tranche de veau froid. Le voyageur poursuivit sa promenade. Il glissait dans l'espace, parfois les pieds en l'air, ou le ventre à l'horizontale, pelotonné comme un flocon, ou étendu à la façon d'un oiseau planeur. Il entrait la tête la première dans les chambres fermées à triple tour, découvrait les hommes au moment où ils abandonnent leurs attitudes et se montrent tels qu'ils sont.Les hommes et les femmes seuls, et les ménages qui depuis des années ne se cachent plus rien, se déshabillaient devant l'invisible témoin. [...] Il vit le linge gris quitter les peaux grises, dénuder des cuisses maigres, tordues, des ventres gonflés où l'ombilic pointait. Des plaques noires marbraient les pieds. Des seins énormes flottaient comme chiens en Seine, d'autres, plats, rampaient jusqu'au sol. Des orteils aux ongles en vis s'emmêlaient sous les lits, des bras osseux se dépliaient, se repliaient, menaçaient les murs de leurs coudes, des chevelures verdâtres étalaient sur les oreillers leurs pseudopodes visqueux, des mains pendantes grattaient des forêts de poils, touchaient des sexes flétris. Avant de se coucher, l'épicière, dans son arrière-boutique, allongeait son vin, enlevait à chaque ration de café deux grains gros comme des pains, trois briques de sucre à chaque kilo.
Pierre alla jusqu'à l'autre bout de la ville. Il jaillissait d'un mur à l'autre, traversait les rues sans lune, se laissait emporter par son élan à travers les pièces éclairées et les pièces obscures. Dans les appartements à tapis de laine et rideaux de soie, il vit des spectres en déshabillés de satin quitter leur beauté devant la glace, se coucher avec des ventres en plis et des boues sur le visage. Dans les grandes casernes de brique où s'entassent les pauvres, les mères de famille harassées comptaient les pommes de terre, et coupaient en feuilles transparentes le pain du lendemain.
Chez les bourgeois et chez les misérables, il retrouvait la même immense fatigue. Hommes et femmes, du même geste las, éteignaient la dernière lampe, et s'étalaient dans la nuit.
La résignation au gagne-pain, à la richesse, à la misère, aux jours perdus, au temps trop court, aux espoirs vagues, aux femmes, aux maris, aux patrons, aux plaisirs, à la peine, écrasait de son poids ces millions de corps allongés, qui ronflaient, grinçaient, gémissaient, se recroquevillaient, se détendaient, en poses grotesques, sans parvenir à trouver, pour une seconde, la paix. [...]
Il découvrait l'humanité. Il se passionnait à son voyage, se penchait sur les hommes, ses frères. Il trouvait parfois, dans la crasse d'un taudis, dans la luxueuse froideur d'un berceau de riche, le visage paisible d'un enfant. Il s'attardait sur ce miracle, se demandait comment une si belle promesse pouvait pareillement faillir." René Barjavel (dans "Le voyageur imprudent", 1944)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire