mardi 7 septembre 2010

Pour que la retraite soit autre chose qu'un changement de purgatoire

"Le travail est l'invention la plus abominable et la plus merveilleuse du monde. Dieu en a jeté le fardeau sur nos épaules, après la dégustation de la pomme, comme on punit un enfant qui a mis la main dans le pot de confiture : "Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front!". Avec la retraite au jugement dernier. C'est long...

Nous avons chassé l'auroch, retourné la terre, forgé le bronze et le fer, bâti nos maisons, nous voici aujourd'hui à l'usine et au bureau, sans être au bout de nos peines. Et jamais notre peine n'a été si lourde, jamais sur nos épaules le fardeau si bardé d'épines. Certes il y a eu, par-ci par-là au cours des âges, l'esclavage. Mais ce n'était que par-ci par-là. Partout ailleurs, l'homme s'était accomodé de la malédiction en la transformant en raison de vivre. Il n'y a pas de satisfaction plus grande pour un être humain que d'accomplir, jour après jour, un travail qu'il aime. Ce sont ses mains travailleuses, autant que sa capacité crânienne, qui ont fait de l'homme ce qu'il est ajourd'hui. En transformant une branche en manche de cognée, elles lui enseignaient l'équilibre du mouvement et la beauté des justes proportions. En façonnant la pierre, le cuir, le bois, le fer dans le feu, elles le brûlaient et le façonnaient lui même. L'homme, en faisant, se faisait.

Mais aujourd'hui, il ne fait plus rien : il fabrique. Le travail est devenu une peine abstraite. Le travailleur ne voit pas lever la moisson que sa sueur a arrosée.

La joie du potier qui sortait du four la cruche aux hanches parfaites modelées par ses mains lui a été définitivement ôtée. L'objet fini sort tout emballé au bout de la chaîne, à des millions d'exemplaires que nulle main n'a touchés. En même temps, les conditions du travail sont devenues abominables. L'horrible usine inventée par le XIXème siècle a conservé son inconfort et son aspect de bagne, mais son vacarme a augmenté, son rythme s'est accéléré, ses dimensions se sont multipliées, elle dévore les matières premières et les travailleurs à des vitesses de plus en plus grandes et crache des déchets dans tous les azimuts, empoisonnant les hommes même lorsqu'ils l'ont quittée. Dans le cycle de fabrication, le travailleur n'est plus un être humain mais un élément de la chaîne, introduit neuf, non sans quelques difficultés de rodage, et éjecté lorsqu'il est usé sur toutes ses faces. La matière humaine est si fantastiquement résistante qu'un tel élément peut durer trente ou quarante ans, ce dont aucun acier ne serait capable. Dans les bureaux, l'homme use les dossiers, les meubles, les papiers, les ordinateurs, les immeubles, et il demeure.

Que le travailleur du bureau ou de l'usine ait envie de s'évader de ce cycle infernal avant d'être réduit à sa simple colonne vertébrale est un réflexe, bien compréhensible, de l'instinct de conservation. La retraite à 60 ans? Revendication modeste. , Quand le travail ne procure aucune joie, quand il n'est que la corvée quotidienne, précédée et suivie de celle du transport, à laquelle on doit obligatoirement se soumettre si l'on veut manger demain, il devient haïssable, et plus tôt chacun lui échappe, mieux cela est.

Aujourd'hui, s'il n'a pas abusé du beaujolais et de la gauloise, s'il n'a pas eu quelques partie de son organisme ratatinée par les conditions de son travail, un homme de 60 ans n'est pas vieux. , une femme encore moins, quoi qu'il y paraisse parfois. Que vont-ils faire de ce long morceau de vie qu'il leur reste à vivre? De la trilogie dodo-métro-boulot, deux termes vont tout à coup disparaître, laissant un vide énorme dans leurs habitudes, dans leurs gestes dans leurs pensées. Les plus chanceux auront préparé un petit coin à la campagne pour s'y retirer et s'y distraire autrou de trois poireaux-pommes de terre, mais la grande masse de ceux qui sortiront de la chaîne aussi démunis qu'ils y sont entrés, que vont-ils devenir? S'asseoir au foyer de leurs enfants déjà trop étroit? Subir les rebuffades du gendre ou de la bru? , Se sentir très vite gênant, poussé dans un coin, comme une épine dont l'organisme veut se débarrasser, s'entendre dire que tout serait mieux si on n'était pas là, savoir qu'on n'a plus qu'une seule façon de s'en aller, et attendre, attendre, attendre, que la dernière porte s'ouvre...

À soixante ou soixante-cinq ans, la retraite dans la société d'aujourd'hui n'est pas la récompense d'une vie d'effort, mais la mise à l'écart d'un outil usagé. Que la rouille le ronge, c'est le sort normal de ce qui ne sert plus... En quittant le travail obligatoire pour entrer dans l'ennui inévitable et souvent la misère, le retraité ne fait que changer son purgatoire pour un autre peut-être pire.

Et si l'on n'y pense pas dès aujourd'hui, quel sera le sort de nos enfants retraités? Quand la France comptera les cent millions de Français souhaités par la folie des économistes, dont vingt ou vingt-cinq millions auront pris leur retraite, non plus, le progrès aidant, à soixante ans mais à cinquante, ou moins? Des visions de science-fiction ubuesques viennent à l'esprit : des silos verticaux de retraités, avec des rangées de couchettes superposées empilées jusqu'au centième étage, contenant chacune un retraité couché, un écran de télévision devant les yeux, des écouteurs dans les oreilles, abreuvé de l'aube à la mi-nuit de westerns et de chansonnettes, sans oublier les feuilletons... De quoi le faire tenir tranquille et tout oublier, y compris lui-même.

J'ai l'air de plaisanter avec un sujet grave, mais une caricature fait plus facilement saisir la vérité qu'une photographie. Or, la vérité, c'est que les sociétés se préoccupent bien peu de l'homme, en tant qu'être humain. pour les économistes il est un outil de production et un aspirateur de consommation, pour les idéologues une amre pour détruire les vieilles lunes et une brique pour construire les nouvellles. Tout cela peut être, selon les nécessités, soigné, négligé, comprimé, astiqué, entassé, peint, huilé, aligné, lessivé, jeté, oublié... Peu importe... Ce n'est que de la statistique.

Je suis bien certain que le VIème plan ne comporte pas une virgule consacrée aux retraités de l'an 2000. Ils sont pourtant, déjà, au travail...

Pour que la retraite soir autre chose qu'une mise au rebut, il faudrait la préparer dès la maternelle. La retraite - quel mot affreux, qui fait penser à la Bérézina! - ne devrait pas être une fin, mais un commencement, celui de la vie libre, aisée, joyeuse, préparée de concert par la cité et le citoyen. Les machines vont raccourcir de plus en plus le travail de l'homme. De plus en plus, l'essentiel de sa vie va devenir le temps où il ne lui sera pas nécessaire de travailler pour gagner sa vie. Dès son enfance, il faudra lui réapprendre les gestes essentiels que notre civilisation démente lui a désappris : semer une graine, assembler le bois, caresser une bête, tailler une pierre, écouter le vent, tresser le cuir, regarder un arbre, sourire aux oiseaux, prendre la terre dans sa main...

Et dès qu'il entrera au bureau ou à l'usine, lui permettre de choisr le lieu de sa vie libre future, d'acquérir peu à peu sa maison dans un vieux village ou dans un neuf, lui donner les moyens de l'habiter pendant ses loisirs de plus en plus longs, de l'aménager, de l'agrandir, de la faire vivre autour de lui, de se préparer elle et lui à vivre ensemble, de connaître déjà ses futurs voisins. Pour que le jour venu, il soit chez lui, et il sache qu'y faire de ses mains. La frénésir actuelle du bricolage montre à quel point l'homme de l'an-presque-2000 éprouve le besoin de revenir à un travail à ses mesures et dont il puisse voir et toucher les résultats. Les villages morts de nos campagnes ont été abandonnés parce que leurs habitants ne pouvaient plus s'y procurer les ressources nécessaires. On pourrait les repeupler avec des gens heureux, assurés de leurs moyens d'existance. Mais cela ne peut se faire que lentement. On ne s'enracine pas aussi vite qu'on est déraciné.

Nous avons tué le village, la ville nous tue, le village ressuscité peut nous aider à nous sauver.

Les caisses de retraite, la sécurité sociale, les syndicats, les ministères intéressés, les patrons pourraient déjà amorcer cette politique. Ce n'est pas tant une question de ressources que de leur mode d'emploi. Mais il faudrait cesser de penser en bilans et en effectifs, pour penser aux hommes.

En attendant cet avenir buccolique et malheureusement peu probable, nous qui sommes déjà ou qui entrons dans le troisième âge sans être assurés de rien sinon de l'endroit où finalement il nous mène, sachons profiter de chacun des jours qui nous sont encore donnés. Même s'ils sont gris ou parfois noirs ils sont encore merveilleux. Chaque respiration est un miracle. Savourons-la. J'ai reçu cette semaine la visite d'une ravissante vieille dame qui malgré son grand âge vient quêter à domicile pour les vieillards de l'arrondissement. Je l'ai priée de s'asseoir. Elle m'a répondu vivement "Non! Si je m'assieds je ne peux plus me relever!..." Elle s'est exclamée de joie devant le paysage parisien qu'on voit de ma fenêtre. Elle joignait ses mains menues en un geste d'adoration en regardant le ciel brumeux et les toits gluants de l'hiver. Elle m'a dit du bien de tous les voisins chez qui elle venait de passer.Elle m'a avoué qu'elle se levait en chantant, chaque matin, à six heures et demie. Elle est repartie comme un feu follet. Elle a quatre-vingt-huit ans...

S'oublier pour servir les autres, accueillir chaque matin par la joie, s'émerveiller même devant la pluie : je ne lui souhaite pas le Paradis, elle y est."

René Barjavel, dans un article du Journal du Dimanche daté du 28 novembre 1971

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